CHAPITRE XIX

La contrée sur laquelle les Choses régnaient avait le même aspect que le reste du monde. En certaines parties, le soleil brillait ; en d’autres, il pleuvait.

Nulle part on ne voyait les signes d’une activité autre que celle des hommes, parce que les Choses préféraient rester, calmes et voluptueuses, dans leurs nids.

Cependant, un problème se posait avec une acuité de plus en plus évidente. Les Choses, comme on le sait, se reproduisaient pas scission en deux individus ; la fréquence de cette reproduction dépendait strictement de l’abondance de la nourriture. Dans les montagnes où le vaisseau des monstres s’était posé en arrivant sur la Terre, la population était limitée. Chaque Chose s’appropriait une famille et en devenait le chef parasitaire ; elle pouvait détruire cette famille par les prélèvements sans retenue sur la force vitale des hommes et des femmes qui la composaient, et tous ses instincts de bête l’y poussaient d’ailleurs. Mais les immondes vampires, dotés du souvenir des générations passées, se souvenaient confusément que les Choses qui jadis avaient asservi deux systèmes solaires avaient été des sages. Prudemment, quoique à contrecœur, ces ancêtres avaient réfréné leur appétit vorace jusqu’au moment où ils avaient pu le satisfaire sans danger. Aussi les Choses de la région montagneuse se restreignaient-elles quelque peu.

Quand une Chose se divisait, la quantité de nourriture devenait évidemment insuffisante. Alors, chaque Chose divisée en appelait d’autres et elles se réunissaient en se faisant porter chacune par un esclave humain. Une demi-douzaine d’esclaves portaient une demi-douzaine de Choses dans une maison où il n’y en avait pas. Les six vampires soumettaient les habitants du logis nouvellement conquis, après quoi une Chose s’y installait en qualité de maître et seigneur. Les autres continuaient ailleurs. Et la mainmise sur une nouvelle demeure impliquait au moins un festin sans retenue, car les Choses, disposant d’un groupe d’hommes et de femmes en pleine vigueur, en profitaient voracement.

Ce processus de multiplication et de répartition convenait, pour un temps, dans un district rural ; mais il était insuffisant quand il s’agissait d’envahir une cité. Il y avait alors des centaines de milliers d’humains à asservir, à gouverner, à dévorer. Les Choses se gorgeaient dans une extase de satisfaction que leur race n’avait peut-être jamais connue. Tandis que leur corps affreux, nu et rose s’enflait et luisait de graisse, elles se divisaient et il y avait une telle abondance d’humains-esclaves à domestiquer, qu’une Chose s’était à peine dédoublée que les deux créatures étaient déjà gorgées de sang frais et commençaient tout de suite le processus qui donnerait quatre individus. Les Choses, en vérité, se multipliaient et proliféraient sur un rythme si rapide qu’elles n’avaient ni le temps, ni l’espace, ni les nids nécessaires pour caser leur nombreuse descendance. Et c’était là le problème.

Leurs instincts exigeaient le calme, la chaleur et la solitude pour s’abreuver. Des altercations s’élevèrent entre elles. Des accusations venimeuses et des haines sans objet naquirent. Le danger était que leur nombre n’entraînât pour elles l’inconfort ; aussi se chamaillaient-elles en silence et s’envoyaient-elles les unes aux autres des pensées de haine. Mais toutes, cependant, continuaient à implanter chez les hommes la même obsession lénifiante : « douceur… douceur… douceur… », ce qui maintenait chez les esclaves l’exaltation, la soumission et la conscience perpétuelle d’une énorme félicité, d’un bonheur infini…

Cependant, il y avait des disputes ; elles s’élevaient même dans la région montagneuse où les Choses avaient atterri. Comme les monstres n’avaient pas de civilisation propre et qu’ils n’accordaient aucune importance aux immeubles qui abritaient leurs nids, il n’y avait chez eux aucune jalousie suscitée par des querelles de situation sociale ou d’orgueil. Toutefois, les Choses de la région rurale – peut-être parce qu’elles n’osaient se gorger si souvent – avaient tendance à avoir plus de clarté dans les idées.

Les rivalités haineuses, nées d’une gourmandise insatiable, continuèrent très longtemps. Il n’y avait ni clans ni partis, les monstres n’ayant aucune organisation politique. C’était une horde en expansion, un amas sans fin de créatures venimeuses, strictement égoïstes, qui se disputaient entre elles mais qui, cependant, présentaient un même instinct de lutte et de défense contre les êtres humains parce que ceux-ci n’étaient que des animaux domestiques et qu’ils constituaient l’objet de leurs querelles.

Plus tard cependant, une pensée lucide s’éleva d’entre elles. Cette pensée était au plus haut point froide et positive. Elle venait d’une Chose qui commençait – de telles variantes se produisaient parfois – à perdre la concupiscence frénétique de sa race et qui, en conséquence, réfléchissait avec plus de logique. Les variantes de ce type – les Choses le savaient – étaient condamnées à vieillir et à s’atrophier comme les animaux dont elles se nourrissaient. Mais le début de la maladie consistait en une grande sagesse.

La pensée froide déclara que le moment était venu pour les Choses de cesser leurs sottes querelles et de s’unir pour pouvoir ensuite se disputer éternellement en toute liberté. Six d’entre elles pouvaient dominer n’importe quel animal en inondant irrésistiblement son esprit de pensées qui effaçaient sa propre conscience. La rage, la crainte, la fureur même, ne pouvaient protéger un animal contre l’effet produit par six d’entre elles. Or elles étaient maintenant des milliers. Si tous leurs esprit se joignaient, ce qu’elles obtiendraient ne serait pas une simple addition de la puissance de chacune, mais une multiplication de leur puissance globale.

Si toutes les Choses unissaient en un faisceau unique leur force mentale, il en résulterait une vague d’énergie plus forte que tout ce que connaissait leur race. L’espèce humaine tout entière, toute la planète, serait assujettie d’un seul coup. Les hommes, stimulés avec une telle puissance, iraient dans l’enthousiasme conquérir de nouvelles maisons pour de nouveaux Petits Amis. Les machines et la civilisation des hommes se combineraient pour répartir les Choses partout sur tous les continents et chacune serait entourée de tant d’esclaves en adoration que toutes pourraient se gorger et se gorger sans arrêt… Le secret, la prudence, les prévisions pour l’avenir seraient alors inutiles, car tous les êtres humains manifesteraient une fidélité passionnée à l’égard de la race supérieure des Choses.

Cette manœuvre, assura la pensée froide, était nécessaire parce que les hommes étaient intelligents. Il fallait les soumettre, autrement ils pourraient devenir dangereux. Il fallait les dominer jusqu’au dernier. Maintenant ! Immédiatement ! Avant que leur intelligence n’apportât le malheur aux Choses. Pour écarter le danger, il suffisait d’un seul effort en commun.

Les Choses, dans leurs nids, ne cessèrent pas de se gorger, ni de palpiter d’une jouissance bestiale en se nourrissant. Mais les disputes diminuaient à mesure que les esprits s’ouvraient aux affirmations prometteuses de la pensée froide.

Graduellement, elles mirent un frein à leur méchanceté pour réaliser une coopération qui profiterait à toutes. Des esprits tentèrent de se joindre, se disputèrent et brisèrent leur entente, puis se réconcilièrent encore…